And the winner is…


Edito
sticker paris

Ecrit par Pascal Béria

Prenez une banque image, ou une simple recherche sur Google Image. Tapez « gagnant » dans la cellule de recherche et observez. Immanquablement, la « gagne » est représentée par des images de poings levés (c’est une victoire), de podium (c’est une course) et de trophées gagnés (c’est une récompense). Avec, pour sa version business, quelques variantes faites de liasses de billets et d’executives à cravate rouge. Et de quelques femmes en tailleur strict, tout de même. Gagner, ça n’est jamais souffrir, humilier ou détruire. Les banques d’images exploitent avec une certaine décomplexion nos biais de représentation et renforcent les archétypes. Ça peut parfois être pratique, à condition de savoir les interpréter.

Gagner est, au filtre de notre modernité, synonyme de la réussite avec un tout petit supplément d’allégresse décomplexée. Qu’il soit sportif ou patron de startup, au cinéma comme dans le jeu vidéo, le gagnant apparait comme un héros moderne. Et cette représentation largement reprise dans la pub et les réseaux sociaux y contribue sans doute grandement. Mais n’y a-t-il pas autre chose derrière cette idolâtrie du gagnant ?

Gagner, un combat ?

Gagner est un moteur naturel qui anime chacun de nous. Sans hiérarchie. Mais derrière cette iconographie triomphante se dissimule un combat permanent que nous menons chacun à nos propres échelles. La devise de l’aviateur Roland-Garros, rappelé dans le stade qui porte son nom, en témoigne. « La victoire appartient au plus opiniâtre ». Gagner, c’est revenir 1000 fois sur son ouvrage. Une ténacité rappelée par le “We’ll keep on fighting till the end” régulièrement repris dans les stades. Il peut y avoir une connotation un peu désespérée dans ce « jusqu’à la fin » si on décale le propos ailleurs que dans les stades, où aucun arbitre ne siffle une fin de partie. Gagner n’est pas toujours une volonté propre. Le désert peut aussi gagner sur des terres arables. Et la mer sur les îles. La maladie peut aussi gagner. Le combat est sans fin. Il faut alors gagner sur la fatalité. 

Gagner : une sélection naturelle

Dans ce cadre, qu’est-ce qui différencie le gagnant du reste du monde ? Peut-on identifier des caractéristiques à ceux qui « gagnent » ? Appliqué à l’évolution du vivant, Darwin nous apporte une partie de la réponse en fixant que les espèces qui survivent ne sont ni les plus fortes ni les plus intelligentes mais celles qui « s’adaptent le mieux au changement ». Une leçon à retenir à l’époque de l’anthropocène. Mais qu’en est-il du sportif, de l’élu ou de l’homme d’affaire ? Quel petit supplément d’âme anime celle ou celui qui parvient sur la première marche du podium ? Qu’est-ce qui le sépare de celle ou celui qui reste sur la deuxième marche ? L’esprit de compétition ? Une erreur génétique ? Un traumatisme ?

Gagner n’est pas (toujours) vaincre

Si cette notion d’adversité est toujours présente, gagner n’est pas forcément chercher à l’emporter sur un adversaire, voire un ennemi. Il peut y avoir un combat sur soi-même. De manière plus anodine, on gagne aussi sa vie. Et lorsqu’on s’y prend bien, on peut aussi gagner la confiance, gagner l’attention ce qui potentiellement permet de gagner du temps. Même la puissance se gagne. Gagner interroge alors notre contingence et notre nécessité à gagner sur quelque chose. Gagner est souvent une prédation sur nos environnements physiques et temporels. Mais ne signifie pas forcément vaincre.

Gagner, levier de cohésion

Gagner ne sert pas toujours une œuvre individuelle. Gagner une Coupe du monde ou une élection peut être une occasion de cohésion et de lien pour au moins une partie de la population. Gagner est aussi un moteur collectif. C’est une leçon à comprendre alors même que l’on cherche des leviers communs d’action. On n’entraine pas une communauté ou un public derrière l’échec ou la peur de perdre. On la divise. Gagner, c’est aussi fédérer.

Gagner, moteur du storytelling

Écrire une histoire, c’est « intensifier la vie » disait François Truffaut. A suivre les préceptes de Joseph Campbell dans son « voyage du héros », tout récit est une histoire de quête à accomplir. D’Ulysse à Sherlock Holmes, des Hobbits à la saga Skywalker, du Risk au Cluedo, gagner reste le fil de toute histoire. Éliminer le « boss » pour aller au niveau suivant ou simplement revenir sain et sauf en Ithaque. « Gagner » reste souvent le moteur du gameplay pour un jeu et de la narration pour un film. Il faut pour cela vaincre des démons, qu’ils soient réels ou psychologiques. Une matière inspirante dans le cadre d’un engagement. Mais comment active-t-on cette envie de gagner ? Et comment en faire un ressort collectif ?

Gagner est une acmé

Dans cette condition, gagner n’est évidemment pas un état. C’est un paroxysme pour le sportif, le businessman, le héros de l’histoire ou quiconque cherche à atteindre un objectif. Un aboutissement que tout alpiniste connait bien, mais qui appelle forcément une redescente qu’il est nécessaire de gérer. Qu’est-ce qui suit le moment de ce paroxysme ? Comment faire face à la nécessaire période de dépression qui suit la victoire ? Peut-on même survivre à la victoire sans y être bien préparé ? A la manière du nageur Camille Lacourt, 5 fois champion du monde et victime d’un burn-out à son retour bredouille des JO de Londres. Pour lui, la dépression « c’est une maladie de gagnant, pas de loser ! ».

On ne nait pas gagnant, on le devient

Comme nous montre les représentations, gagner est une construction sociale. Pourtant, dans l’inconscient collectif, gagner tiendrait d’un phénomène au carrefour de l’épigénétique, du talent et de la force de caractère. Et un peu de la chance, quand même. Un caractère inné qui vous rend naturellement « winner » dans certaines disciplines. Gagner serait un don réservé à certains qui seraient « naturellement » bons en maths et au foot par exemple alors que d’autres seraient tout aussi naturellement « mauvais » pour les langues ou la musique. Une croyance qui conduit un certain déterminisme et parfois l’essentialisation dangereuse. Inversement, gagner porte la volonté individuelle au pinacle. La « win » serait une histoire de volonté, de persévérance, de bravoure parfois alors que la « lose » serait avant tout une fatalité et, pour les plus cyniques, de résignation. On retrouve cette vision du monde dans le succès des méthodes de développement personnel et le succès du coaching. Contre toute attente, gagner s’apprend à l’école de la république par les évaluations, les notes et les récompenses. C’est « le reflet d’une société individualiste » selon la sociologue Marie Duru-Bellat. Alors ? Gagner est-il une affaire de volonté ou de don sacré ?

Gagner est une idéologie

« L’histoire est écrite par les vainqueurs » écrivait le très controversé Robert Brasillach. Si la formule est critiquable dans son contexte, elle n’en demeure pas moins vraie dans sa réalité. Les vainqueurs écrivent l’Histoire et conduisent les récits qui la sous-tendent. Et par conséquent conduit à un modèle de société qui peut facilement, si on n’y prend garde, nous faire croire à l’existence d’une supériorité de race ou la toute-puissance de l’argent. Ou plus raisonnablement nourrir le conformisme. La « gagne » s’affiche triomphante sur les réseaux sociaux à grand coup de fit-boys et d’hôtels de luxe et de mantras inspirants couramment partagés. Gagner est un panache blanc auquel il est pratique et inspirant de se rallier. Et des modèles à suivre éclairent les époques. Bernard Tapie, Bill Gates ou Elon Musk sont chacun des représentants de leur temps. Alain Prost, Lionel Messi ou Novak Djokovic également. Des exemples représentatifs et jamais exempts de critiques. C’est, à ce titre, une idéologie qui sous-tend celle du « winner takes all » et conduit au déséquilibre de nos sociétés. Gagner n’est réservé qu’à l’élite. Celle capable de rafler la mise par le seul pouvoir de sa volonté.

Gagner, c’est se mettre en danger

C’est parfois la partie occultée précisément par cette idéologie. « 100% des gagnants ont tenté leur chance » annonce le slogan. C’est vrai, mais ça cache une partie de la vérité. Car sur le champ de bataille comme à la table de poker, gagner ne se fait jamais sans se découvrir. Gagner est le moteur même des loteries ou des casinos. Celui des Concours aux grandes écoles et des Palmarès. Et il a prouvé qu’il faisait paradoxalement plus de perdants et d’humiliation que de gagnants et de satisfaction. Gagner interroge notre rapport au risque de nos sociétés, cette fameuse injonction à « sortir de notre zone de confort » qui nourrit les beaux discours mais pour laquelle nous ne sommes pas préparés. Changer les modèles de société, renoncer à un certain type de confort, gagner notre futur ne se fera pas sans prendre un minimum de risque.

Gagner, c’est de la sueur et des larmes

« Nous aimons tous gagner, mais combien aiment s’entrainer ? » rappelle le nageur Marc Spitz. L’iconographie de la « gagne » occulte souvent la partie de souffrance et de travail qui la précède et qui est souvent un combat que l’on mène avec soi-même. Que cela soit pour gagner le Tour de France, développer un projet vaincre ses propres démons ou combattre une maladie. Gagner est alors une histoire de travail et de reconstruction. Une histoire beaucoup moins inspirante sur le papier, mais qui doit être réhabilitée ici aussi pour montrer qu’on ne gagnera jamais sans effort.

Gagner, c’est la lose

Et puis la « gagne » interroge forcément la « lose », parfois plus intéressante à analyser. Le perdant est un grand oublié de la mémoire collective. Mais il est une source d’inspiration pour des cinéastes comme les frères Cohen ou Francis Veber et son rayonnant François Pignon. On se souvient rarement d’un vice-champion du Monde. “I’m a loser baby, so why don’t you kill me?” chantait Beck dans les années 90. Que reste-t-il aux seconds couteaux dans nos sociétés qui ne retient que les vainqueurs ? Entre la période grunge et la tendance récente à montrer ses failles et ses faiblesses sur les réseaux sociaux, la « lose » a pourtant son lot de représentation. Nous sommes d’ailleurs plus nombreux à nous reconnaitre dans la normalité des perdants que dans la brillance des gagnants. Signe des temps ? Moteur de la révolte ? Retour à la raison ? « Je ne veux pas gagner ma vie, je l’ai » affirme Colin, le personnage de Boris Vian dans L’écume des jours. Est-il temps de réhabiliter l’image de la fragilité, de la simplicité dans une société qui doit gagner en réalisme, en sobriété et revenir à la raison en matière de mode de vie ? Le gagnant est-il en passe de devenir le nouveau loser ?

Gagner, c’est finir une guerre sans gagnant

Gagner est enfin le moteur de la guerre. Qu’elle consiste à conquérir des territoires ou par la destruction de nos milieux ou l’exploitation des populations les plus fragiles. Quel sens y’a-t-il à gagner une guerre ? Et toutes les guerres se valent-elles ? Peut-on « gagner » une guerre au même titre qu’un tournoi de foot ? « Dans une guerre, quel que soit le camp qui puisse se déclarer vainqueur, il n’y a pas de gagnant » déclarait le chancelier Chamberlain quelques mois avant d’entrer en guerre contre l’Allemagne Nazie. « Peut-on prendre les armes et les rendre dans une même vie » interroge un documentaire d’Arte. Entre Ukraine, Éthiopie, Irlande, Sud Soudan ou Syrie, comment fait-on pour arrêter une guerre ? Nous faut-il nécessairement un « gagnant » et quels sont les risques à désigner un « perdant » ? D’Azincourt à Yalta, l’histoire peut facilement nous apporter des éléments de réponse.

« Quand on mène un combat on doit tous être unis » appelait le Président Macron au moment où nous nous apprêtions à nous confiner pour cause de pandémie. Imperceptiblement, nous sommes peut-être entrés dans une nouvelle période de représentation de la « gagne ». Que ce soit pour livrer une bataille contre une maladie, affronter le dérèglement climatique ou l’effondrement de la biodiversité, lutter contre les inégalités, les combats contemporains ne peuvent se faire seuls. Gagner demande une responsabilité individuelle et une action collective. Nous ne devons pas nous résoudre à abandonner des modèles quand ils sont inspirants. Mais ils ne peuvent se limiter à un individu qui aurait toutes les réponses en main. Cela doit se faire par un changement des représentations. Et les rencontres. Cette volonté de nous rencontrer pour nous comprendre et passer à l’action collective est ce qui anime les Napoleons depuis le premier jour. Continuons le combat. Pour gagner ensemble.